Chapitre 11

 

Je découvris qu’il était très difficile de s’endormir à 17 heures quand on éprouve une douleur constante… même si je savais que le sommeil permettrait à Lugh de soigner le plus douloureux. Je devais garder l’hématome de la rencontre avec mon père, mais les blessures de la journée ne seraient bientôt rien de plus qu’un souvenir désagréable. Si seulement je parvenais à sombrer dans le sommeil.

J’entendais la télévision, derrière la porte de ma chambre. Elle avait dû rester allumée toute la journée. À mon retour, j’avais trouvé un Andy apathique, assis sur le canapé à regarder la télé sans vraiment la voir. Il s’en était arraché assez longtemps pour me demander ce qui s’était passé au cours de ma visite malheureuse mais, quand je cessai de parler, toute animation le quitta et il reprit sa contemplation passive. Je n’avais plus qu’à espérer qu’il lui reste assez de cellules cérébrales en état de marche pour être capable de sauter sur quiconque passerait la porte.

Comme je souffrais trop pour me préoccuper de lui, j’allai dans ma chambre pour m’allonger. Pourtant, une fois couchée sans parvenir à m’endormir, je ne pus m’empêcher d’éprouver de l’inquiétude à son égard.

Andy ne se trouvait plus en état de catatonie, mais il n’était pas pour autant redevenu normal. Sa fragilité et sa vulnérabilité ne collaient pas avec l’image que je gardais de lui. Raphael l’avait-il endommagé de manière irrémédiable ? Pouvais-je faire quelque chose pour l’aider ?

Finalement, je compris que je ne parviendrais pas à dormir sans aide. Je fis une descente dans mon placard à pharmacie où je trouvai une boîte de somnifères périmés. J’en avalai deux en espérant qu’ils faisaient toujours effet passé la date de péremption, puis je me recouchai et fermai les yeux.

Je ne sais combien de temps je restai éveillée, mon esprit ressassant la liste impressionnante de mes problèmes, mais, finalement, je m’endormis. Je n’étais pas certaine que Lugh veuille me parler ou simplement s’il considérait qu’il me fallait encore du temps pour me calmer, pourtant je me réveillai dans une nouvelle version de son monde de rêve, un endroit que je n’avais visité qu’une seule fois, là où il m’avait guérie après qu’Adam eut joué avec moi.

Allongée sur le dos dans un lit somptueusement doux, mon corps était recouvert d’un drap de soie écarlate qui en suivait les contours comme un tee-shirt mouillé. Naturellement, j’étais nue sous ce drap et j’étais intensément consciente de la texture de la soie sur ma peau.

Lugh était assis près de moi, au bord du lit. Il avait mis la sourdine sur sa garde-robe pour l’occasion, abandonnant la panoplie SM pour un tee-shirt uni noir qui moulait son torse spectaculaire. Il portait toujours son habituel pantalon de cuir noir, mais pas ses bottes. Un de ses pieds nus était coincé sous la jambe opposée et j’éprouvai le désir des plus étranges de tendre la main pour le toucher. Avant de me rappeler que j’étais en colère contre lui et de tuer mon excitation dans l’œuf.

Baissant les yeux sur mon corps, je constatai qu’en dépit de ma supposée colère, le drap fin ne dissimulait en rien mes tétons résolument éveillés. Je pris un air renfrogné.

— Pourquoi faut-il que je sois nue ? marmonnai-je.

Difficile d’avoir une bonne petite engueulade quand on se trouvait aussi nue que le jour de sa naissance. Mais peut-être était-ce l’intention de Lugh ?

Ma colère le fit sourire.

— Peut-être parce que j’aime bien comme ça ?

Je me redressai en position assise tout en serrant le drap contre moi.

— Eh bien pas moi ! Habille-moi !

Son petit sourire me fit augurer que les choses ne se passeraient pas comme je le voulais. Je ne sentais plus le drap contre ma poitrine mais, quand je baissai le regard, ce fut pour découvrir que je portais un teddy à peine visible en simple filet noir qui ne cachait pas grand-chose. Je repoussai le drap en luttant contre mon embarras.

— Très bien ! décrétai-je. Si tu veux te comporter comme un enfant et profiter de moi encore une fois, je ne peux rien y faire !

Il fronça les sourcils.

— De quelle manière est-ce que je profite de toi ? J’habite dans ton corps. Je sais à quoi tu ressembles quand tu es nue. Je sais même à quoi tu ressembles dans les affres du plaisir.

Mes joues me brûlaient. Il y avait très peu de choses dans ces rêves qui me permettaient de me rappeler qu’il s’agissait de rêves… même quand de la lingerie surgissait de nulle part. Je croisai les bras sur la poitrine, cachant mes seins pendant que le drap dissimulait le reste. Je le laissais me distraire du vrai problème.

— Est-ce que tu as quelque chose à déclarer pour ta défense ? demandai-je.

Impossible qu’il ignore de quoi je parlais. Le sourire moqueur quitta ses lèvres.

— J’avais besoin de parler à mon frère. Puisque tu ne me laisses pas prendre le contrôle quand tu es éveillée, je suis obligé de le faire lorsque tu dors. Mais tu as commencé à te réveiller à un moment inapproprié, alors j’ai dû te motiver pour que tu te rendormes.

Je déglutis en essayant d’effacer de mon esprit les images de la diversion qu’il avait utilisée.

— Tu aurais pu me prévenir de ce que tu allais faire.

Il éclata de rire.

— Tu n’y crois pas plus que moi. Si je t’avais dit ce que je comptais faire, tu te serais aussitôt réveillée. Je suis désolé de t’avoir trompée, mais c’était nécessaire.

Il me prit la main. J’eus le profond sentiment que j’aurais dû essayer de me libérer de cette main, mais je ne le fis pas. Sa prise était forte et sûre, une ancre au milieu des tumultes de ma vie.

— De plus, poursuivit-il, ses yeux ambre se rivant aux miens tandis qu’il levait ma main vers ses lèvres, tu avais besoin de te détendre.

J’éprouvai de nouveau l’envie de retirer ma main, de résister à la tentation de son contact. Mais même en essayant de forcer mon corps à obéir, je ne bougeai pas et ne résistai pas quand ses lèvres effleurèrent mes doigts.

Ce contact de velours envoya un frisson dans toutes les cellules de mon corps. Mes sens furent submergés de désir. Même s’il m’avait fait jouir deux nuits plus tôt, cela avait été grâce au contact de ma propre main et cela ne suffisait pas. Je fermai les yeux quand ses lèvres passèrent de mes doigts à mon poignet. Au creux de mon ventre, je crevais de désir pour quelque chose que je ne m’autorisais pas à vivre.

Son parfum inonda mes sens, ma peau captant la chaleur qui irradiait de son corps alors qu’il se collait contre moi. Ses cheveux noirs soyeux chatouillèrent ma cuisse et je pris conscience que le drap avait dû descendre plus bas que mes genoux.

Je faillis me laisser faire. Je faillis laisser mon désir outrepasser ma volonté. Jusqu’à ce que je me demande ce qu’il pouvait bien faire de mon corps dans la réalité de mon monde.

Le cœur battant la chamade, à bout de souffle, je m’écartai de lui. Mes hormones protestèrent en hurlant mais je les ignorai.

— Mais qu’est-ce que tu fiches ? demandai-je, une pointe de panique dans la voix.

Je luttais pour fermer toutes les portes de mon esprit, mais j’étais trop excitée pour me concentrer.

Lugh recula, levant les deux mains dans un geste d’innocence.

— Calme-toi, Morgane. Je ne fais rien. Tu récupères, couchée dans ton lit.

J’attrapai le drap et le tirai jusqu’à mes épaules en le tenant des deux mains.

— Je ne te crois pas.

Ses épaules s’affaissèrent.

— Je n’ai rien fait pour mériter ta méfiance.

J’éclatai de rire, un brin hystérique.

— Flash d’informations à ton attention : me tromper afin de pouvoir contrôler mon corps sans être interrompu est une violation de ma confiance.

Il pencha la tête sur le côté, l’air véritablement intrigué.

— J’avais plus d’une raison pour agir ainsi, mais je ne t’ai pas froidement trompée pour satisfaire uniquement mes buts. Tu dois savoir que je suis sincèrement attiré par toi.

Le rire hystérique voulut refaire surface mais je le réprimai.

— Je ne sais rien. Tu peux savoir tout ce que je pense, tout ce que je ressens, tout ce qui est caché sous ma surface. Et je peux savoir ce que tu veux bien me dire. C’est tout ! Est-ce que je suis juste supposée croire sur parole que toute cette scène ne fait pas partie d’une autre manigance ?

Il sourit d’un air contrit mais, si je ne l’avais pas mieux connu, j’aurais juré déceler dans ses yeux une expression blessée.

— Je comprends ton point de vue. Et, non, je ne te demanderais pas, surtout pas à toi, de croire quoi que ce soit sur parole.

Sur ce, je me réveillai d’un coup.

 

Je restai allongée dans mon lit pendant un bon quart d’heure. Mon doigt était redevenu normal et, même si j’arborais toujours le bleu que m’avait fait mon père, les bosses et les hématomes récoltés dans l’après-midi avaient disparu.

Les paroles de Lugh résonnaient dans ma tête, tout comme le regard blessé qu’il m’avait adressé. J’avais le sentiment d’être une garce. Pendant un moment, je me vautrai dans mes propres défaillances avant de me donner une claque virtuelle sur la tête et de m’asseoir sur le lit.

Lugh pouvait toujours essayer de me faire culpabiliser. Restait qu’il m’avait trompée sous de faux prétextes. La flamme familière de l’indignation réchauffait mon ventre. J’avais toutes les raisons d’être en colère après lui !

Que c’était chiant d’être possédée !

Je me frottai les yeux pour chasser les restes de sommeil avant de me bander l’auriculaire et l’annulaire. Probablement de manière plus lâche que si mon petit doigt était encore cassé, mais je tenais à préserver un minimum de mobilité. Après quoi je déambulais dans le salon quand le téléphone sonna. Andy était toujours assis à la place où je l’avais laissé, CNN babillant sans qu’il en tienne compte. Ses yeux étaient posés sur l’écran, mais leur expression était tellement vide qu’on pouvait imaginer qu’il ne voyait rien. Mon cœur se serra. Était-il retombé en état de catatonie ? Il ne sembla pas réagir à la sonnerie du téléphone, même s’il se trouvait à deux mètres de lui.

— Andy ? demandai-je.

Je ne m’étais pas rendu compte à quel point mes muscles étaient tendus jusqu’au moment où je le vis cligner des yeux. La tension disparut alors.

Sans un mot, il se tourna vers le téléphone et décrocha. Il échangea environ quatre ou cinq propos avec son interlocuteur avant de raccrocher.

— Qui était-ce ? demandai-je.

— Adam. La police vient de trouver un homme en état de catatonie près de la maison des parents.

Les genoux vacillants, je me précipitai vers le canapé pour m’asseoir.

— Laisse-moi deviner, dis-je, la voix râpeuse. Un jeune punk, des vêtements miteux, les bras couverts de tatouages ?

Andy acquiesça.

— Merde alors, dis-je pour résumer ma pensée.

Der Jäger avait pris en otage un nouvel hôte. Il pouvait marcher droit sur moi dans un corps inconnu sans que je sache que c’était lui.

Une décharge de terreur pure explosa en moi à l’instant même où la douleur me poignarda le crâne. La douleur disparut aussitôt… Lugh savait que j’étais arrivée à la même conclusion que lui. La sueur dégoulinant soudain dans le creux de mes reins, je regardai Andy avec horreur.

— Si tu étais der Jäger et si tu voulais t’en prendre à moi, qu’est-ce que tu ferais ?

À la pâleur de son visage, je sus à la seconde près qu’Andy avait deviné ce que je suggérais.

— Puisqu’il a l’air de ne pas se soucier du nombre d’hôtes qu’il emprunte, il voudra posséder quelqu’un qui est déjà proche de toi.

Je plongeai vers le téléphone avant qu’il ait fini de prononcer sa phrase.

Je rappelai tout d’abord Adam, craignant que der Jäger s’en prenne à Dominic. Puis je battis en retraite dans ma chambre, serrant le combiné, mon cœur battant à tout rompre.

Brian n’était peut-être pas en danger. Après tout, je ne l’avais pas vu ni ne lui avais parlé depuis que der Jäger était arrivé dans la Plaine des mortels. Mais je ne voulais prendre aucun risque. La bouche sèche, les paumes moites, je composai son numéro. Je me rappelai qu’il fallait respirer quand la sonnerie retentit.

Aucune réponse. Comme Brian faisait souvent des heures supplémentaires, j’essayai d’appeler à son bureau. Pas de chance non plus.

Finalement, j’eus recours à son numéro de portable en espérant ne pas interrompre un rendez-vous galant. Bien sûr, depuis que je lui avais rendu sa liberté, j’aurais dû me réjouir, en théorie, qu’il puisse vivre sa vie et qu’il rencontre une autre femme. « En théorie », c’était bien ça le problème.

Trois sonneries et je craignis d’être dirigée vers sa messagerie. Puis la voix qui m’avait manqué au-delà de ce que je pouvais exprimer dit : « Bonjour, Morgane ».

Ma bouche était tellement sèche que je ne pus tout d’abord même pas lui répondre. J’essayai d’interpréter le ton de sa voix. Était-il furieux contre moi ? Souffrait-il ? Ou bien avait-il adopté une forme de résignation ? Deux mots ne suffisaient pas.

— Morgane ? Tu vas bien ?

Quatre mots supplémentaires et je m’interrogeais toujours. Mais je retrouvai un filet de voix.

— Ouais.

Dans un accès de panique, je me rendis compte que je n’avais aucune idée de ce que j’allais lui dire. Bien qu’il ait terriblement souffert à cause de moi, il n’en connaissait pas les raisons. Il ne connaissait que la version de la police.

— Tu vas me parler ou bien t’attends-tu à ce que je monologue ?

Je m’éclaircis la voix en cherchant toujours désespérément ce que j’allais dire.

— Désolée, dis-je.

Ma voix semblait pleine de parasites et je me raclai de nouveau la gorge. Dans le doute, prends ton temps.

— Écoute, il vient de se passer quelque chose et il fallait que je te parle. Est-ce que tu peux passer ?

Il y eut un moment de silence. Il réfléchissait à ce que je venais de dire.

— Quel genre de chose ?

— Je te raconterai tout quand tu seras là.

Je me demandai si mon nez était en train de s’allonger. Il gloussa.

— Tu ne m’as jamais tout raconté à propos de quoi que ce soit. Et je suis comme qui dirait occupé en ce moment.

Je détestai la façon dont mon ventre se serra alors que j’imaginais en quoi cette occupation pouvait consister. Mon Dieu, faites qu’il ne soit pas avec une autre femme, priai-je avant de me haïr pour avoir eu cette pensée.

— C’est important.

Il soupira de manière théâtrale.

— Tu aimes bien garder les cartes en main. Je t’aime encore mais si tu t’attends que je laisse tout tomber pour accourir chez toi sans savoir pourquoi, je crains que tu sois déçue.

Je ne sus si le fait d’entendre qu’il m’aimait encore me fit me sentir mieux ou plus mal.

— C’est trop long à expliquer au téléphone.

Sans compter que je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais lui raconter.

— Mais je pense que tu peux être en danger. Je ne le supporterai pas si tu souffrais encore à cause de moi.

Il garda le silence pendant un long moment et je retins mon souffle.

— Je serai là dans une demi-heure, dit-il après un autre soupir.

Il n’y eut plus rien à ajouter ensuite et nous raccrochâmes. Quand je revins dans le salon, la télévision était enfin éteinte. Je me laissai tomber sur la causeuse en recroquevillant les pieds sous moi. Andy m’observait.

— Qu’est-ce que tu regardes ? demandai-je en croisant les bras sur la poitrine.

Il esquissa un sourire qu’il bannit aussitôt.

— Qu’est-ce que tu vas lui dire ?

Je m’enfonçai plus profondément dans la causeuse.

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Et quel est ton plan pour le protéger de der Jäger ?

— Voir réponse précédente.

Fermant les yeux, je reposai ma tête contre le dossier de la causeuse. Pourquoi tout devait-il être si compliqué ?

— Tu devrais peut-être essayer de trouver quelque chose avant qu’il arrive.

J’ouvris les yeux pour lui jeter un regard plein de colère.

— Merci pour le conseil, Einstein.

Mon ton râleur ne sembla pas le déranger, ce qui n’était pas surprenant. Après tout, je devais râler depuis mon séjour dans le ventre de ma mère et il me connaissait depuis toujours. Il répondit à mon regard par une expression neutre.

— Est-ce que tu as considéré la possibilité que der Jäger l’ait déjà possédé ?

— Non ! criai-je, bien que la véhémence de ma réaction démontrât quelle menteuse j’étais. Je refuse de l’envisager.

Apparemment, Andy devait avoir de la cire plein les oreilles puisqu’il continua sur sa lancée.

— Quand il arrive, je le maîtrise, dit-il en tapotant le Taser qui était posé près de lui sur le canapé. Puis tu examines son aura pour t’assurer qu’il n’apporte pas de la compagnie.

— Qui est mort pour que tu prennes la place du roi ? demandai-je avant de grimacer d’avoir choisi cette image.

— Tu as certainement raison, der Jäger ne s’en est probablement pas encore pris à lui. Mais « probablement », ce n’est pas « absolument ». Et nous devons être sûrs.

Je le savais. Et que j’apprécie cette option ou pas ne faisait aucune différence.

Morgane Kingsley, Tome 2
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